NAITRE APRES. A propos du livre : “Le savoir – déporté. Camps, Histoire, Psychanalyse[1].”, par Anne-Lise Stern
Jean-Yves Broudic. Article paru dans Al lizher, bulletin de l’EPB en 2009
Il existe de nombreux livres sur la destruction des Juifs d’Europe, aujourd’hui nommée shoah depuis la sortie du film de Claude Lanzmann en 1985. Il existe des analyses du processus dans tel ou tel pays, des témoignages, et des interrogations à partir d’un point de vue historique, religieux ou philosophique, des productions artistiques diverses, en littérature, arts plastiques, cinéma…Cette question n’est pas non plus absente du champ psychanalytique, puisque traitée directement par des auteurs tels que Daniel Sibony, Ghislain Lévy, Jean-Jacques Moscovitz, entre autres…
Mais il n’existe pas d’ouvrages écrits par des personnes qui ont été déportées, ont ensuite engagé une psychanalyse, sont devenus psychanalystes et qui parlent à partir de ces deux expériences et de plus posent des questions à la clinique et à la théorie analytiques contemporaines. C’est ce qui fait le prix du livre d’Anne-Lise Stern.
Anne-Lise Stern est née à Berlin en juillet 1921 et passe son enfance à Mannheim, dans le pays de Bade, dans cette période troublée de transition (la République de Weimar de 1918 à 1933) entre l’empire de Guillaume II et le Reich d’Hitler. Le père d’Anne-Lise Stern est médecin et psychiatre en cabinet en ville à Mannheim et pratique la médecine sociale au sein de l’hôpital municipal. Ses parents sont des militants du SPD et connaissent l’œuvre de Freud, ils croient à l’Aufklarung, à l’esprit des Lumières, qui se traduit par un désir de savoir et une espérance en un autre monde, et dans cette famille par une absence d’éducation religieuse. Hitler devient chancelier le 30 janvier 1933, et le 22 mars s’ouvrent les premiers camps de concentration à Dachau et Orianenbourg. A Mannhein, les sociaux-démocrates du conseil municipal sont arrêtés le 13 mars, parmi lesquels le père d’Anne Lise. Libéré après six semaines de détention, la famille décide d’émigrer et s’installe un moment à Blois, puis Lyon et Nice. Anne-Lise veut être psychanalyste et entame dans cette perspective des études de médecine interrompues par la guerre.
Son livre fourmille d’observations et d’analyses sur le passage des concepts de la psychanalyse et des signifiants de la shoah de l’allemand au français ; et de récits d’évènements et de rencontres qui concernent et l’Histoire (avec une grande hache, disait G. Pérec) et l’histoire de la psychanalyse freudienne et lacanienne. Ainsi, à Nice, en 1942 – 1943, elle sera amie avec Eva (petite-fille de Freud, fille unique de son fils Olivier), qui meurt en 1944 des suites d’un avortement, faute de pouvoir aller se soigner à l’hôpital avec de faux papiers. S’étonnant que son lieu d’inhumation ne soit pas connu, Anne-Lise Stern écrit : “J’ai moi-même vécu tant de morts sans sépulture qu’à l’époque, j’ai probablement compté la douce Eva parmi les autres.” (p. 170)
Anne-Lise Stern vit avec de faux papiers et elle est arrêtée sur dénonciation à Paris en 1944. Son convoi (n° 71) part de Drancy le 13 avril 1944 vers Auschwitz-Birkenau, puis vers Bergen-Belsen, Raguhn et Theresienstadt. Le 30 avril 1945, Hitler se suicide à Berlin, et quelques jours plus tard, l’Allemagne capitule. Le 2 juin, Anne-Lise rentre en France. Entre temps, elle aura rencontré la barbarie humaine moderne, scientifique et étatique.
Une partie de son livre est constitué de récits (écrits juste après son retour) de ses déplacements de Drancy à Auschwitz, de sa captivité, de sa proximité avec la mort et le meurtre. Mentionnons-en quelques éléments : le convoi dans un wagon à bestiaux à 60 personnes ; à l’arrivée, le tri entre les plus valides et les plus faibles (vieux et enfants notamment) que les premiers ne reverront plus ; le dénuement, la famine et le froid dans les baraquements ; le séjour au “Revier” (mot qui veut dire réserve pour animaux), ensemble de blocs constituant l’hôpital du camp, où sévit le docteur Mengele ; le frôlement de la mort, au moment de l’appel, à certains moments de faiblesse liée à la maladie : “Depuis le début de l’appel, je vacillais, sur le bord de l’inconscience. Je me maintenais debout par un effort de volonté seulement. J’aurais pu continuer. Peut-être. Mais l’idée de me laisser tomber, de relâcher mes nerfs tendus en cette lutte interminable de tous les jours, de vivre enfin une seconde immense, où tout cela me serait égal, m’attirait comme une volupté proche.
Je la goûtais d’avance : quand je tomberais, cela ferait la houle habituelle dans les rangs (…) Et on me mettrait au Revier. Il y aurait une sélection. Je serais choisie, gazée, brûlée. J’aurais la paix enfin…Comme cela allait être bon. (…). J’avais l’expérience maintenant de cette grève de la volonté de vivre, grisante en un sens. Si je laissais cela prendre sur moi, ce serait comme une drogue dont je ne me libérerais plus.” (p. 86-87)
Anne-Lise Stern indique qu’à son retour des camps, sa position a été particulière puisqu’elle a retrouvé ses deux parents vivants, “des parents suffisamment freudiens pour pouvoir entendre tout, je dis tout, de ce que j’avais à raconter” (p. 113). Elle précise que vingt années de psychanalyse lui auront été nécessaires pour “ré-émerger de ça, des camps” (p. 113), et que contrairement à ses premiers analystes, campant dans leur neutralité bienveillante, seul Lacan put l’entendre sur ça, ce réel, réel de l’Histoire. “Peut-on devenir psychanalyste quand on revient d’Auschwitz ? Mes analystes successifs abandonnent et moi et l’insoluble de la question…(leur question aussi ?). Lorsque enfin ma psychanalyse a débuté avec Lacan, la question insoluble s’est vraiment posée ainsi, la psychanalyse ou la vie.” (p. 115)
Dans son livre s’entrecroisent les questions du témoignage et de la transmission, les questions relatives à l’histoire et à la mémoire, politique, sociale, individuelle, psychique, inconsciente : Que dire ? Comment occuper une place qui ne soit pas celle de “sujet – déporté” ? Et que se transmet-il de ce réel aux générations suivantes ? Que l’on en parle ou pas dans les familles ou dans la société, une transmission se produit, transmission inconsciente au travers de signifiants, qu’A. L. Stern appelle “la transmission parentérale”: “Tous les gens nés après ont été atteints par ces retombées comme anatomiques du nazisme et des camps. Pas nécessaire pour cela d’avoir été un petit enfant juif. Mais pour ceux-là, l’injection aura été quand même plus forte. Et les rares bébés juifs de ce temps, “‘enfants cachés”, ou plutôt enfants de parents cachés à jamais, auront cela moins dans la peau qu’injoncté dans le cœur même du corps. Qu’on le veuille ou non, cette transmission parentérale a eu lieu. Les psychanalystes en rencontrent les conséquences chez leurs patients, chez les plus fous surtout et les plus somatisants, chez les autres aussi. Souvent ils n’y entendent rien (…) Alors, ça passe à l’acte, ça acte sur la scène publique.” (p. 108 – 109)
Tel est le propos essentiel du livre, écriture – montage d’articles produits de 1963 à 2003, outre les textes écrits immédiatement après le retour : “Naître, c’est naître après. Pour tout un chacun des générations post-nazies, la petite et la grande histoire se sont nouées dans la poubelle des camps.” “Si l’on veut saisir à quel point chacun, et pas seulement les survivants, se débat dans, avec la shoah – sans parler de ceux qui s’y ébattent – il faut bien tenir compte de cela. Puisque la loque, l’objet-déchet fait partie de la structure psychique de tout un chacun.” (p. 112). “Irréversiblement ont été alors ficelés ensemble fascisme, racisme, sexe (et donc psychanalyse) et médecine. La seule spécificité des camps nazis est là (ailleurs, on a toujours tué, torturé, déporté, et on en a joui aussi parfaitement).” (p. 186)
Anne-Lise Stern souligne la superposition, le “contage”, ou contagion, entre scène hospitalière ou sanitaire et scène concentrationnaire. Elle montre cette proximité au travers de l’hospitalisme dénoncé dans les années 1950 ou des dispositifs de soins pour les toxicomanes, qui ont pour point commun une représentation objectivante de l’humain, l’enfant devenant “un enfant-dossier”, et l’homme “un homme administré” bureaucratiquement et scientifiquement :
“C’est le savoir-déporté qui m’a permis de – contrainte à – repérer la scène hospitalière et son lien à la scène concentrationnaire qui hante presque tous ceux nés après. Scène hospitalière désigne un lieu, non un endroit, où se nouent les registres réel, symbolique, imaginaire – pour un enfant particulièrement. La scène originaire, d’où tout sujet se sait, se fantasme issu, se superpose à une scène d’écriture (petites lettres, graphiques, numéros, pourcentages, noms de salle, du service, des docteurs, nom propre) et encore à une scène d’intervention sur le corps, dénudante, douloureuse, ou sur celui d’autres – qui vous regardent. C’est aussi un endroit, l’hôpital, où des paroles marquantes se rencontrent, se heurtent, s’écrivent, au mieux s’échangent et, le plus souvent, s’inscrivent irréversiblement dans un dossier, lieu de mémoire ou bien d’effacement.” (p. 126)
Dans le “Le marché des drogués“, elle souligne que le lot commun à tous les visiteurs du centre Marmottan où elle a travaillé était d’avoir été “marchandise marchandée”, le comble de la perversion étant qu’aujourd’hui, “c’est le toxico qui expérimente sur lui-même comme un corps déporté et exhibe de lui-même les stigmates qui permettront de le discriminer scientifiquement comme “différent”. (…) Ce piège où son désir s’est trouvé pris – être administré, offrir son corps à la médecine comme objet d’expérimentation, à la torture comme objet de jouissance -, ce piège, ses parents eux-mêmes se sont trouvés l’y avoir introduit.” (p. 149). “Les toxicos dans des camps, certains les y voudraient voir (…) alors que, de toute façon, il y en a déjà plein les prisons – et les hôpitaux psychiatriques. Mais si justement, ils en sortaient des camps, d’une certaine manière – des camps connus par la génération de leurs parents ? Qu’ils y soient allés, en soient revenus, y en aient envoyés d’autres ou n’en aient rien voulu savoir, ne change rien à ça : cette génération-ci, leurs enfants, les premières photos de corps nus sur quoi ils se soient branlés, c’étaient – plus souvent que vous ne voulez le savoir, vous – celles des corps empilés, squelettiques, torturés, contenues dans les documents sur les atrocités nazies. Et pour les un peu plus jeunes (…), repiqué dans la même jouissance, cicatrice de famille, un réel comparable, sinon analogue : celui de la guerre d’Algérie, réel de l’Histoire inscrit dans le fantasme à coups de Massu. Tout cela, je ne l’affirme pas en l’air, mais l’appuie sur un grand nombre d'”observations” cliniques de jeunes toxicomanes et de leurs parents. Encore fallait-il avoir la peau sensible à ce genre d’inscription au corps (…) pour les repérer.” (p. 145)
Anne-Lise Stern souligne combien Lacan a porté un “courageux regard” sur cette question des camps, et elle mentionne quelques-unes des occurrences où il y fait référence, comme dans “Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée”, publié en 1945, où il met en relation “l’actualité de notre temps” et les “images sinistres du récit” des premières images de la shoah. Durant son séminaire “Les quatre concepts…”, en 1964, il formule les remarques suivantes : “Il est quelque chose de profondément masqué dans la critique de l’histoire que nous avons vécue. C’est, présentifiant les formes les plus monstrueuses et prétendues dépassées de l’holocauste, le drame du nazisme. Je tiens qu’aucun sens de l’histoire, fondé sur les prémisses hégéliano-marxistes, n’est capable de rendre compte de cette résurgence, par quoi il s’avère que l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture. L’ignorance, l’indifférence, le détournement du regard peut expliquer sous quel voile reste encore caché ce mystère[2].”
Dans la première version de la “Proposition du 9 octobre” sur la passe de 1964, Lacan écrit également que “La mise en marge de la dialectique oedipienne (…) a une coordonnée dans le réel, laissée dans une ombre profonde. C’est l’avènement, corrélatif de l’universalisation du sujet procédant de la science, du phénomène fondamental, dont le camp de concentration a monté l’éruption. Qui ne voit que le nazisme n’a eu ici que la valeur d’un réactif précurseur ?”. Et il y ajoute : “C’est pourquoi, pourquoi spécialement la religion des Juifs doit être mise en question en notre sein.”
La psychanalyse elle-même n’est pas sortie indemne de cette histoire européenne tragique du XXeme siècle. Anne-Lise Stern montre que les concepts de Lacan sont aussi une tentative de la penser : “C’est un psychanalyste français et non juif, Jacques Lacan, qui, là où le complexe d’Œdipe et son cortège de culpabilités ne suffisaient plus, a été obligé d’inventer les repères adéquats, savoir les retrouver dans Freud, les retravailler : le sujet et sa division, l’objet a comme déchet (…), le grand Autre, la catégorie de Réel. Le Réel = ce qui ne peut être “pensé”. Dès lors on pourrait reconnaître enfin que l’enseignement de Lacan est la question même, la question : “quelle psychanalyse après Auschwitz ?”” (p. 196). Ses concepts sont des opérateurs pour penser à la fois la clinique et la politique modernes : “L’analyse de la subjectivité contemporaine que nous avons vécue, ce quelque chose que nous avons baptisé sous le nom de totalitarisme, chacun pourra s’appliquer à y mettre en fonction la catégorie de l’objet a”, dit-il dans “La logique du fantasme” le 16 novembre 1966.
Le nazisme et les totalitarismes n’ont pas été une parenthèse dans l’histoire européenne, ils ont été une rupture de civilisation qui la marque à jamais. Les mutations subjectives des sociétés modernes nous paraissent avoir un lien plus important avec ce réel de l’Histoire qu’avec certains progrès scientifiques et techniques récents, sauf à souligner la continuité entre les deux processus.
Le concept de “savoir- déporté” qu’Anne-Lise Stern a élaboré prend son sens par rapport aux notions de passage, d’exode et d’exil inhérentes à l’histoire juive, par rapport au déplacement inconscient freudien (dans le rêve, dans le symptôme, dans le corps), et par rapport au déplacement dans la langue de signifiants lacaniens, supports du Symbolique. Avec les camps, l’exil psychique qui est au fondement de la pensée, a été l’objet d’une tentative d’arrêt, de blocage, d’effacement, de mort scientifiquement et étatiquement organisée. D’avoir été ainsi déporté, le savoir d’après n’est plus le même, y compris celui de la psychanalyse qui y participe.
Dans sa “Fugue de mort“, Paul Celan a écrit à propos d’Auschwitz : “Lait noir de l’aube nous le buvons le soir /le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit / nous buvons et buvons”(…); “Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit / te buvons à midi la mort est un maître venu d’Allemagne / nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons”[3]. Pour les générations d’après, le lait maternel est noir désormais.
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[2] Jacques Lacan : “Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse”, Le Séminaire Livre XI (1964), Seuil, 1973, p. 246-247.