Le « cas Althusser »

 
LE « CAS ALTHUSSER »
CR du livre de Gérard Pommier : ‘Louis du Néant. La mélancolie d’Althusser’, éditions Aubier, collection Psychanalyse, 376 pages, 1998
 Article paru dans la revue interne de l’EPB, Al Lizher en 2008
 
Althusser est le philosophe marxixte renommé des années 1960 – 1980, professeur à l’E.N.S., auteur d’une dizaine de livres dont « Pour Marx », « Lire ‘Le Capital’ », « Lénine et la philosophie » ; il était donc un « maître-à-penser » pour certains étudiants et militants du Parti Communiste français et ensuite de l’extrême gauche marxiste-léniniste, et ses idées ont eu une influence importante sur le mouvement social durant ces années. Althusser est aussi un penseur structuraliste, intéressé par la psychanalyse, auteur en 1965 d’un article qui fit date (‘Freud et Lacan’) et, avec Fernand Braudel, il offrit à Lacan un nouveau lieu pour tenir son séminaire en 1964, après son interruption suite à son exclusion de l’IPA.
Mais Althusser était aussi un homme souffrant de troubles graves, en proie à de profondes angoisses, fréquemment hospitalisé en psychiatrie, passant de phases maniaques hyperactives à des périodes mélancoliques, et en analyse pendant  de longues années avec Diatkine. Jusqu’à 1980, seuls ses proches connaissaient sa situation sur ce plan, mais cette année-là elle éclate au grand jour après le meurtre de sa femme qu’il commit le 16 novembre. Hospitalisé d’office pendant deux ans environ et mis sous tutelle, il ‘bénéficie’ d’une ordonnance de non-lieu, ce qui le conduit à rédiger une biographie (‘L’avenir dure longtemps’), où il tente de rassembler et d’analyser les éléments du puzzle qui l’ont conduit à cet acte ultime, car dit-il ‘le destin du non-lieu, c’est en effet la pierre tombale du silence’ (p. 36)[1]
La lecture de cette autobiographie conduit rapidement à la conviction que l’on dispose là d’un témoignage de première main sur la maniaco-dépression, sur l’enclenchement des troubles et symptômes, sur la tentation du suicide, sur les circonstances du passage à l’acte meurtrier et sur les différentes coordonnées qui ont présidé à l’organisation d’une structure psychotique spécifique. En effet il y décrit non seulement sa vie évènementielle, son histoire familiale, ses liens à ses parents et grands-parents, mais également il parle de son rapport à son corps, de ses fantasmes, de ses affects, de ses angoisses, de sa construction identitaire, de sa sexualité, de ses rapports amoureux, etc. et il veut en donner quelques éclairages théoriques en s’appuyant sur sa grande culture. On dispose là d’un texte d’une grande richesse et par moments d’une vraie qualité d’écriture, qui fait penser au témoignage de Schreber sur sa paranoïa. Et en référence au “Cas Schreber” écrit par Freud, on se met à rêver à une analyse lacanienne de cette immense production d’Althusser, et on est alors tout heureux de découvrir le livre que Gérard Pommier lui a consacré sous le titre : ‘Louis du Néant. La mélancolie d’Althusser’[2], ainsi que le petit livre de Jean Allouch :
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Louis Althusser est né à Alger en 1918 d’une famille issue d’un côté de paysans pauvres du Morvan et de l’autre d’une famille alsacienne ayant choisi la France en 1871. Il est le premier fils d’un couple dont le père est le frère du fiancé (décédé en 1917 à la guerre) qui devait épouser sa mère, et dont naîtront deux enfants.
Il donne dans son récit des informations sur l’histoire familiale, sur sa représentation de sa place dans cette famille. Il décrit le couple parental comme des personnes étrangères l’une à l’autre, sans désir amoureux ; il parle de son fort attachement à sa sœur, du sentiment de n’être pas un petit garçon et un homme en devenir, mais d’ ‘être une faible petite fille’ (p. 75), un être chez qui existe une valorisation de l’intellect, une désincarnation, et la peur de voir son corps entamé, ce qui a pour conséquence qu’il ne s’est jamais battu, physiquement (96). Il décrit la tentation du suicide en se promenant dans les bois avec une carabine, qu’il dirige, chargée, sur son ventre (p. 66).
A 13 ans, il ressent l’observation de ses premières pollutions nocturnes par sa mère et sa déclaration à ce propos (‘Maintenant, mon fils, tu es un homme !), comme ‘le comble de la dégradation morale et de l’obscénité’, comme ‘proprement un viol et une castration’ (p. 69), et indique ne pas avoir connu la masturbation ensuite avant ses 27 ans en captivité en Allemagne. A cette période de l’adolescence, l’étude des Croisades à l’école, des villes pillées et incendiées, le conduit à élaborer ce fantasme :
‘Le sang coulait dans les ruisseaux des rues. On empalait aussi nombre d’indigènes. J’en voyais toujours un, reposant sans aucun appui sur le pal qui s’enfonçait lentement par l’anus jusqu’au-dedans de son ventre et jusqu’au cœur, et alors seulement il mourrait dans d’atroces souffrances. Son sang coulait le long du pal et des jambes jusqu’à terre. Quelle terreur ! C’est moi qui étais alors transpercé par le pal (peut-être par ce Louis mort qui était toujours derrière moi).’ (p. 64)
Il parle de la nécessité chez lui de prendre appui sur des modèles auquel il s’identifie totalement : à Marseille, un professeur de lettres (‘Je m’identifiai complètement à lui (tout s’y prêtait), j’imitai aussitôt son écriture, reprenait ses tours de phrase familiers, adoptai ses goûts, ses jugements, imitai même sa voix et ses inflexions tendres, et dans mes dissertations lui renvoyai exactement l’image de son personnage’ (106)) ; à Lyon, le professeur de philosophie Jean Guitton, dont il imite le style et les artifices : ‘J’étais son autre’ ; ‘Un maître ne déteste pas qu’on lui renvoie sa propre image, souvent il ne la reconnaît même pas, sans doute sous le plaisir conscient / inconscient qu’elle lui donne de se reconnaître en un élève, élu…’ (p. 111) ; dans le camp de prisonniers en Allemagne, en tant que second du responsable français élu par ses pairs.
‘Effectivement, je me suis trouvé en plusieurs occasions répétitives dans la même situation et la même impression affectives de me conduire vis-à-vis de mes maîtres comme leur propre maître, ayant sinon tout à leur apprendre, du moins à les prendre en charge…artifices qui me donnaient non seulement pouvoir sur lui, mais existence pour moi. Bref, une imposture fondamentale, ce paraître être ce que je ne pouvais être : ce manque de corps approprié et donc de mon sexe. (…) Qu’est-ce à dire ? (…). N’existant pas réellement, je n’étais dans la vie qu’un être d’artifice, un être de rien, un mort qui ne pouvait parvenir à aimer et être aimé que par le détour d’artifices et d’impostures empruntés à ceux dont je voulais aimer et que je tentais d’aimer en les séduisant’  (p. 106-107)
Après sa période de captivité en Allemagne (la dépression le touche à la sortie du camp), il reprend ses études de philosophie à Paris où il rencontre Hélène, qui est très éprouvée de ses années de personne active dans la Résistance à Lyon. Il décrit les circonstances de cette rencontre amoureuse avec Hélène, qu’il ne peut séduire qu’après lui avoir présenté une autre femme à qui il fait la cour, et l’abîme d’angoisse qui le saisit et ‘les prémices d’une dépression intense’ après son premier rapport sexuel (p. 143) le conduisent à une hospitalisation à St Anne pendant quelques semaines, où il subit, dit-il, 24 électrochocs (‘petite mort’), un tous les deux jours.
“Je perçus quand même en elle une douleur et une solitude insondables (…) Dès ce moment je fus saisi d’un désir et d’une oblation exaltants : la sauver, l’aider à vivre (…) Imaginez cette rencontre : deux êtres au comble de la solitude et du désespoir qui par hasard se retrouvent face à face et qui reconnaissent en eux la fraternité d’une même angoisse, d’une même souffrance, d’une même solitude et d’une même attente désespérée.’ (135). Le tableau qu’Althusser dresse de l’enfance d’Hélène est tragique, puisqu’il explique qu’elle dû, adolescente, ‘faire à son père la dernière injonction de morphine à haute dose’ et qu’un an plus tard elle dût renouveler cette opération sur sa mère ! (137)
Cette rencontre ne limite pas son désir de séduire d’autres femmes, en présence ou non d’Hélène, et n’apaise pas son angoisse, les départs violents d’Hélène réactivent la peur d’être abandonné, et sont autant de menaces de mort, qui conduisent à l’envie de disparaître.
Il parle de l’organisation des symptômes mélancoliques, de la succession des phases dépressives et des périodes maniaques hyperactives de la façon suivante :
“Ce fut d’étranges dépressions, où l’hospitalisation suffisait à m’apaiser presque sur le champ, comme si la protection maternelle de l’hôpital, l’isolement et la “toute-puissance” de la dépression suffisaient à combler et mon désir de ne pas être abandonné contre mon gré, et mon désir d’être protégé de tout. Heureuses dépressions si je puis dire, qui me mettaient à l’abri de tout dehors, et me jetaient dans l’infinie sécurité de n’avoir plus à me battre, même contre mon désir.”
Au contraire, les périodes faisant suite aux sorties d’hospitalisation, régulières c’est-à-dire annuelles pendant  20 ans, sont propices à une production intellectuelle intense, “donnent toutes les satisfactions de l’extrême facilité” (p. 163), avec la conviction dans ces moments d’être le maître absolu du jeu, de tous les jeux, éventuellement à l’échelle mondiale, par le biais de son action au sein du mouvement ouvrier international, de sa rencontre avec Pie XII (p. 143), avec le Général  de Gaulle, avec Mao…Tandis que de terribles dépressions, où il envisage le suicide, font suite au succès de publication d’un livre tel que ‘Lire le Capital’, ou à des propositions de vivre avec une femme et d’avoir éventuellement un enfant (p. 162).
Un point commun se dégage de plusieurs circonstances de la vie sociale d’Althusser : son besoin d’être intégré dans une structure, et son impossibilité d’en sortir malgré les virulentes critiques qu’il lui adresse. Ainsi il se sent très bien en tant que prisonnier en Allemagne ; il reste membre du Parti Communiste français tout en le critiquant ouvertement, violemment et publiquement ; il vit avec Hélène de façon souvent dramatique mais ne peut se résigner à la quitter. Il décrit ce cercle vicieux à propos de son statut de prisonnier de la façon suivante :
‘Nous étions entre les barbelés, et sous des gardiens en armes, soumis à toutes les vexations des appels, des fouilles des corvées, nous avons eu très faim la première et la deuxième année, mais, comment dire, je m’y sentais en sécurité, protégé de tout danger par la captivité même’ (p. 126). Il est très satisfait d’avoir trouvé un moyen très sûr de s’en évader : ‘En somme j’avais trouvé le moyen de m’évader du camp sans en sortir ! Et donc de rester en captivité pour y échapper ! (…) comme j’avais fait mes preuves, je n’avais plus besoin de passer à l’acte’ (p.126)
Il semble pris en permanence dans un cercle ou plutôt une bande de Moëbius, autour de laquelle on peut circuler à l’infini sur les deux faces sans jamais franchir de bord. Pas de coupure par rapport à une ligne de fuite imaginaire. La souffrance, l’angoisse se répondent sans cesse en boucle. La tentative d’en sortir reconduit au point de départ.  La coupure est impossible. On pense à cette phrase d’Elias Canetti :  “De l’empreinte hypnotique de ma mère sur moi, seule ma mère pouvait me délivrer”. Le gant se retourne sur lui-même.
Pour expliquer ce parcours complexe, cette angoisse permanente, pour rendre compte de sa pathologie, Althusser présente à plusieurs reprises une ligne directrice que l’on peut résumer ainsi : son père était absent, il était absent psychiquement de la vie de sa mère qui en aimait un autre, et de ce fait, en tant que fils, il a été conduit à venir occuper une position particulière, celle de protéger sa mère des assauts d’un père horrible, le conduisant à être le père du père et à être en permanence dans une position d’oblativité avec les femmes.
“Ma mère m’aimait profondément, mais ce n’est que beaucoup plus tard à la lumière de mon analyse, que je compris comment. En face d’elle et hors d’elle je me sentais toujours accablé de ne pas exister par moi-même et pour moi-même. J’ai toujours eu le sentiment qu’il y avait eu maldonne et que ce n’était pas vraiment moi qu’elle aimait et ni même regardait. Je ne l’accable nullement, notant ce trait : la malheureuse, elle vivait comme elle le pouvait ce qui était advenu : d’avoir un enfant qu’elle n’avait pu se retenir de baptiser Louis, du nom de l’homme mort qu’elle avait aimé et aimait toujours en son âme. Quand elle me regardait, ce n’était sans doute pas moi qu’elle voyait, mais, derrière mon dos, à l’infini d’un ciel imaginaire à jamais marqué par la mort, un autre, cet autre Louis dont je portais le nom, mais que je n’étais pas, ce mort dans le ciel de Verdun et le pur ciel d’un passé toujours présent. J’étais ainsi comme traversé par son regard, je disparaissais pour moi dans ce regard qui me survolait pour rejoindre dans le lointain de la mort le visage d’un Louis qui n’était pas moi et qui ne serait jamais moi.”[3]
“L’infini d’un ciel imaginaire à jamais marqué par la mort” ; “le pur ciel d’un passé toujours présent” ; “ce regard qui me survolait pour rejoindre dans le lointain de la mort le visage d’un Louis qui n’était pas moi”. Ces phrases disent la captation imaginaire de l’enfant dans une relation à l’autre : l’enfant ne trouve pas de supports identificatoires qui lui permettent un décollement d’une jouissance mortifère par rapport à une mère encore et toujours endeuillée. C’est donc aux circonstances historiques de la rencontre amoureuse de ses parents que Louis Althusser impute une grande part de sa structuration subjective ; au travers de ce récit, on voit se mêler les fils de la grande histoire et ceux des histoires individuelles. Cette explication revient comme un leitmotiv dans ses mémoires :
‘Lorsque je vins au monde, on me baptisa du nom de Louis, je ne le sais que trop. Louis : un prénom que très longtemps j’eus littéralement en horreur. Je le trouvais trop court, d’une seule voyelle, et la dernière, le i, finissait en un aigu qui me blessait (cf. plus loin les fantasmes du pal). Sans doute il disait aussi un peu trop à ma place : oui, et je me révoltai contre ce « oui » qui  était le « oui » au désir de ma mère, pas au mien. Et surtout, il disait : lui, ce pronom de la troisième personne, qui, sonnant comme l’appel d’un tiers anonyme, me dépouillait de toute personnalité propre, et faisait allusion à cet homme derrière mon dos : Lui c’était Louis, mon oncle que ma mère aimait, pas moi.
Ce prénom avait été voulu par mon père, en souvenir du frère Louis morts dans le ciel de Verdun, mais surtout par ma mère, en souvenir de ce Louis qu’elle avait aimé et ne cessa, toute sa vie, d’aimer.’ (p. 56–57)
 Le père que le fils a en horreur est présenté comme portant des séquelles importantes de la guerre de 14 : ‘La nuit, très souvent, il émettait en dormant de terribles hurlements de loup en chasse et aux abois, interminables, d’une violence insoutenable, qui nous jetaient au bas du lit. Ma mère ne parvenait pas à le réveiller de ses cauchemars. Pour nous, pour moi du moins, la nuit devenait terreur et je vivais sans cesse dans l’appréhension de ses cris de bête insoutenables que je n’ai pu oublier’ (p. 62)
Et de sa mère, Louis Althusser donne l’image d’une femme « martyre et sanglante comme une plaie » (p. 56), victime d’un mari distant, violent, volage , dont il va devoir la protéger : « Devant cette douloureuse horreur, je devais sans cesse ressentir une immense angoisse sans fond et la compulsion de me dévouer corps et âme pour elle, de me porter oblativement à son secours pour me sauver d’une culpabilité imaginaire et la sauver de son martyr et de son mari, et la conviction indéracinable que c’était là ma mission suprême et ma suprême raison de vivre. » p. 56
“J’ai su très tôt que (…) que cette mère que j’aimais de tout mon corps en aimait un autre à travers et au-delà de moi, un être absent en personne à travers ma présence en personne, c’est-à-dire un être présent en personne à travers mon absence en personne – un être dont je devais plus tard seulement apprendre qu’il était depuis longtemps mort. (…) Comment alors me faire aimer d’une mère qui ne m’aimait pas en personne, et me condamnait ainsi à n’être que le pâle reflet, l’autre d’un mort, un mort même ? Pour sortir de cette “contradiction” ou plutôt de cette ambivalence, je n’avais évidemment d’autre ressource que de tenter de séduire ma mère (…) pour qu’elle consente à me regarder et m’aimer pour moi-même. Non seulement au sens courant (….) mais au sens plus profond (…) pour me gagner l’amour de ma mère, pour devenir moi-même l’homme qu’elle aimait derrière moi, dans le ciel à jamais pur de la mort : la séduire en réalisant son désir. Tâche possible et impossible ! ” (p. 73 – 74)
‘J’ai dit que je me sentais incapable d’aimer, et comme insensible aux autres, à leur amour, qui pourtant ne m’était pas ménagé, au moins du côté des femmes et même du côté de mes amis hommes. C’est assurément ce que j’avais été incapable par l’amour tout impersonnel de ma mère, qui ne s’adressait pas à moi, mais derrière moi à un mort, d’exister et pour moi et pour l’autre, en particulier pour une autre. Je me sentais comme impuissant, qu’on prenne ce mot dans tout son sens : impuissant d’aimer, certes, mais aussi impuissant d’abord en moi-même et avant tout en mon propre corps. C’est comme si on m’avait ôté ce qui aurait pu constituer mon intégrité physique et psychique. On peut à bon droit parler ici de d’amputation, donc de castration.’ 156
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Mais la construction théorique présentée par Louis Althusser pour rendre compte de son parcours, de sa pathologie, de sa maniaco-dépression et de son crime peut-elle être acceptée telle quelle ? Peut-elle être considérée comme valable sur le plan scientifique ? Dans son livre, Gérard Pommier démontre le contraire, en rétablissant certains faits de la vie de Louis Althusser, en examinant l’ensemble de son œuvre théorique (sa lecture de Marx), en travaillant à partir de ses biographies et de sa correspondance. Le résultat de ce travail est une présentation d’un cas de psychose maniaco-dépressive, compris à partir des concepts lacaniens, eux-mêmes mis à l’épreuve, sollicités et développés hors de tout psittacisme.
Sur le plan des faits tout d’abord, ce que présente Louis Althusser peut être très souvent questionné et invalidé : c’est le cas de la rencontre avec de Gaulle dans la rue, de son récit de sa participation  au braquage d’une banque ou de son organisation du vol d’un sous-marin à Crozon, où la conviction mégalomaniaque est présente. Gérard Pommier met aussi en doute la description que fait Louis Althusser des éléments les plus dramatiques de la jeunesse de sa femme Hélène, relatifs à la mort de ses parents. Enfin il déconstruit méthodiquement le roman familial de Louis Althusser : son père n’était pas l’homme violent ou inconsistant qu’il décrit, sa mère n’était pas une femme brimée et soumise à son mari, souffrant un martyr quotidien.
Une autre lecture de la configuration familiale est possible, plus complexe que la fiction qu’en a proposée L. A., où le sujet L.A. retrouve également une autre place, non pas celle d’un homme dont la trajectoire est la résultante d’un jeu de forces qui lui sont extérieures (“l’histoire est une histoire sans sujet” soutenait le philosophe), mais celle d’un sujet présent, acteur de sa structuration subjective. Ainsi la place de Louis Althusser dans la constellation familiale ne se comprend pas en référence à la substitution supposée d’un homme aimé décédé par un autre (leitmotiv de L.A.), mais plus largement dans un contexte de transmission du côté féminin où “l’homme comme père est forclos[4], l’enfant Louis étant en position d’objet de sa mère pour sa propre mère[5]. “Nul ne saura jamais si la mère de Louis a considéré son fils comme le tenant-lieu de son fiancé mort. En revanche, personne ne peut douter qu’occuper cette place fut bien le désir d’Althusser, semble-t-il ignoré de lui-même. (…)  Althusser abat lui-même le pur fiancé dans le ciel de Verdun, non seulement pour prendre sa place, mais afin de descendre en ce coup double un père disqualifié. “ (p. 56)
Cela conduit Gérard Pommier à souligner (p. 83 – 84) la double dimension de la symbolisation nécessaire pour échapper à la psychose, pour éviter que le sujet ne reste dans une position d’identification au phallus maternel : “L’efficacité symbolique du père réclame deux préalables : il faut d’abord que la suprématie phallique soit assurée, et ensuite que cette puissance se réduise à celle du nom (La “métaphore paternelle” est un terme utilisé par Lacan en 1956. Il ne concerne que le premier temps de la symbolisation, celui où la puissance phallique du père symbolise le manque de la mère. Il lui faut ajouter la symbolisation de cette première instance paternelle (celle du sexe) par le père mort (celui du nom). Cet additif correspond à la pluralisation de noms du père opérée par Lacan dans la suite de son enseignement.) La dette de phallus à l’égard de la mère s’allège sous ces deux conditions : la première implique un désir sexuel de cette mère pour son mari, et la seconde que ce mari signifie pour elle la mort symbolique de son propre père.” (p.83)
Chez Louis Althusser, cette seconde opération symbolique a fait défaut, et la conséquence en a été une impossibilité de sortir de l’identification au tout du phallus maternel, le  père étant l’homme jouisseur, violeur, et en face duquel le L.A. se voit dans une adversité spéculaire, et non le père mort, le père dont on peut se passer à la condition de s’en servir. L’angoisse de la castration maternelle se double ici de l’angoisse de la castration par le père qui a pour effet la féminisation.
Cette organisation met en évidence une absence ou une fragilité d’identification phallique paternelle auquel se substitue tantôt une identification au grand-père maternel (Louis Althusser se présente souvent sous son patronyme), tantôt une identification du côté d’un être féminin : à sa sœur d’une part, avec qui il reste dans une position transitive, spéculaire, elle qui sombrera également dans une profonde mélancolie après la naissance de son enfant ; à sa mère d’autre part, qu’il veut protéger de la violence sexuelle du père “mise en position causale de la castration symbolique” (P. 39), puisqu’il vit à travers elle le martyre qu’elle subit, ce qui renvoie au fanstasme de sodomisation (le fantasme du pal). A partir des écrits de Louis Althusser, des laspus calami qu’ils contiennent, Gérard Pommier produit à ce sujet quelques pages très fines sur la tendance à la féminisation, sur “le pousse-à-la-femme”  présent dans la psychose, sur les effets de l’angoisse de castration maternelle.
Les coordonnées de l’organisation subjective de Louis Althusser (que nous ne faisons que résumer ici rapidement) s’agencent de façon bien plus complexe qu’il le laisse entendre lui-même. Dans cette analyse de Gérard Pommier disparaît notamment un des éléments sur lesquels s’appuyait fréquemment Louis Althusser, à savoir la mort de son oncle paternel dont il hérite du prénom. Gérard Pommier rappelle que l’attribution d’un prénom d’un ancêtre mort constitue une coutume sous de multiples cieux et qu’elle n’a pas pour conséquences une problématique psychotique. Cette attribution du prénom d’un ancêtre mort peut avoir deux destins : d’une part une symbolisation de la mort, d’autre part une prolongation du deuil. Et pour Louis Althusser, le deuil qui est important, ce n’est pas celui du premier amoureux de sa mère, mais celui de son grand-père maternel.
Ce qu’a écrit Louis Althusser de ses moments dépressifs suite à la rencontre sexuelle conduit ensuite à Gérard Pommier à analyser comment la pulsion de mort est présente dans la rencontre amoureuse et sexuelle, et lui permet d’éclairer le passage à l’acte meurtrier. Il s’agit d’éléments qui mettent en évidence les modalités de tressage de l’amour et de la pulsion de mort et qui pourraient éclairer bien des passages à l’acte meurtriers.
Un autre développement passionnant de Gérard Pommier est relatif  au “comique de la parole maniaque”. Contrairement à l’humour du mot d’esprit qui repose sur la levée du refoulement, donc sur les deux dimensions de la symbolisation (le comique de situation résultant souvent d’une remise en cause d’une position phallique), le comique ici met en jeu le déplacement métonymique, l’enchaînement et la fuite incessante des jeux de mots, l’absence d’interlocution, de lieu d’adresse (le petit autre est éternisé par introjection), mettant bien en évidence l’absence de point de capiton de la parole.
Enfin, un autre point longuement étudié par Gérard Pommier est relatif au rapport entre psychose et société : comment la folie individuelle s’articule à l’histoire collective, comme les fantasmes personnels sont présents dans les élaborations des philosophes, comment l’élaboration du sujet psychotique rend compte du réel de l’histoire ? La situation de Louis Althusser est intéressante sur ce plan, puisque, se situant dans la suite de l’élaboration marxiste, sa production théorique a été un élément d’un jeu de forces politiques à l’échelle nationale et internationale (certains de ses opuscules ont été lus à des millions d’exemplaires en Amérique du Sud par exemple, et ont donc joué un rôle dans des mobilisations sociales), dans une tension entre une libération de forces sociales et individuelles dans des sociétés capitalistes et des modalités de gestion bureaucratique des foules humaines privées de libertés individuelles.
En conclusion, nous reprendrons un propos de Gérard Pommier relatif à la forclusion : “la “forclusion” n’est pas une cause explicative, mais un effet engendrant d’autres effets dont il est l’effet (une cause structurale si l’on veut)” (p. 48). A l’inverse de tant d’écrits qui font de la forclusion le point final de l’analyse, Gérard Pommier développe les multiples modalités selon laquelle la forclusion du Nom-du-Père a fonctionné dans un cas particulier, celui de Louis Althusser. De même qu’après celui de Freud, on parle maintenant du « cas Schreber », le travail de G. Pommier permet maintenant de parler « du cas Althusser ».
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Post-scriptum : signalons la publication en 2010 d’un article qui apporte d’autres éclairages sur la problématique maniaco-dépressive de L. Althusser et son passage à l’acte criminel, par L Casamont: dans la revue QUID PRO QUO, Editions EPEL, 2010

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[1] La pagination renvoie à l’édition du Livre de Poche de ‘L’avenir dure lontemps. Suivi de : Les faits’, 1994
[2] Gérard Pommier : ‘Louis du Néant. La mélancolie d’Althusser’, éditions Aubier, collection Psychanalyse, 376 pages, 1998
[3] Althusser : “L’avenir dure longtemps”, Ed. Le livre de Poche, 1994,  p.72
[4]L’enfant constitue un don bien pratique , lorsqu’une fille reste sans défense devant l’insondable de la défense de la mère” Gérard Pommier, page 76.
[5]Mis en position de lieutenance phallique entre la mère et la grand-mère, il se qualifie lui-même de “mort-vivant”“. page 78
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